On ze route encore! avec Gareth :)

-Avalon est encore bien loin, répliqua la barde avec un sourire. Et il y a bien d'autres sanctuaires de l'ancien temps, dans ces bois.

Elle s'engagea sur le sentier, écartant buissons et arbustes, sa frêle silhouette presque avalée par le fouillis végétal. Le vent soufflait toujours, et dans la pénombre de la forêt, l'air était à peine remué par les rafales, humide et chargé de senteurs de sève et de terre. Le sentier continuait, erratique, et la pente s'affirmait de plus en plus.

-Je suppose que vous n'ignorez pas qu'Avalon ne se trouve plus vraiment dans ce monde, et ce depuis plusieurs siècles; il en va de même pour beaucoup de lieux encore, à cheval entre réel et irréel. Certaines routes, si on les emprunte au bon moment, peuvent nous mener à des lieux qui, sans cela, seraient inaccessibles. C'est là que nous allons, acheva-elle avec un sourire malicieux.

Les pieds alertes de la jeune femme ne glissaient pas, évitant les ronces et les orties, faisant rouler les cailloux sous leurs pas. Bientôt, le terrain se fit fortement incliné, et dans l'atmosphère infusée de lumière et de lourds parfums résonnait la douce musique d'un ruisseau.

Morrigane continua sa marche d'un pas égal, continuant sa progression en marchant de biais par rapport à la pente, pour ne pas risquer de trébucher.

-Prenez garde, petit prince. Le terrain est traître, et vous vous seriez rompu les os avant d'être parvenu en bas.

Elle lui prit la main, et ils cheminèrent ainsi pendant un long moment, jusqu'à atteindre le fond du vallon.
Une rivière serpentait entre les rochers, cristalline et pure, jaillissant en cascade depuis la pente opposée; au-delà du ruisseau, le sol était de nouveau plat, légèrement vallonné, et dans les sous-bois régnait un calme pénétrant. Nébu s'était posé sur une pierre et trempait son bec dans l'onde; autour de lui, sur la pierre sombre et la grande paroi d'où coulait la rivière, on avait gravé quantité de signes étranges. Des restes de feu marquant le sol de grands cercles noirs, et des statues grossières jalonnaient l'endroit, parfois couchée, parées de voilures de lierre et de mousse émeraude.
De loin en loin, ces gardiens de pierre veillaient, immobiles, sur les siècles et les années, fixant le soleil de leurs yeux morts.

-Nous sommes sur le bon chemin, indiqua Morrigane. Et je pense que nous avons mérité une petite pause.

Le soleil était haut dans le ciel, mais l'air restait frais, à peine brassé par le vent; mine de rien, ils avaient marché pendant plusieurs heures, et la fatigue se faisait sentir.

La jeune femme s'accroupit sur le bord, et but quelques gorgées dans ses mains jointes en coupe.

Assise sur ses talons, le genoux ramenés contre sa poitrine, la jeune femme laissa ses mains dériver dans le ruisseau, le regard perdu dans les ombres tapies au-delà de la rive, dans les sous-bois parsemés de statues. Le vent agitait les feuillages en une douce musique accompagnée par le murmure du ruisseau. Ses pieds nus posés sur la pierre sculptée, les bras plongés dans l'onde, Morrigane se sentait enfin dans son élément.

"C'est une habitude, chez vous, que d'entraîner vos...amants par monts et par vaux?
En tout les cas je suis flatté d'être celui ci!"

Sauf que.

-Je ne crois pas avoir de comptes à vous rendre à ce sujet, petit prince; répliqua-elle d'un ton un peu plus acide qu'elle ne l'aurait voulu.

Elle voyait très bien où il voulait en venir, et cette insinuation ne lui plaisait pas. La franchise était-elle donc interdite de séjour dans la bouche des chrétiens?
Il ne lui manquait plus de se retrouver avec un jaloux sur les bras. Rien n'était donc simple en ce bas monde...

Elle leva les yeux au ciel et s'adoucit un peu.

-Une promesse est une promesse, Gareth; dit-elle en souriant. Je serais une piètre amie, si je ne l'avais pas tenue.

Son regard irréel revint se poser sur lui.

-Seriez-vous jaloux?

La question aurait le mérite d'être tranchée. Morrigane n'avait aucunement l'intention de voir leur escapade empoisonnée par les non-dits et les rancunes. Ils n'avaient pas de place, où ils allaient; et elle n'avait pas quitté Warminster pour retrouver le même tissu de mensonges et d'intrigues...

-Alors nous sommes d'accord, lança Morrigane avec un vaste sourire.

L'ondée sur son visage passa aussi vite qu'elle était venue, et ses yeux rieurs éclipsèrent tout pli de contrariété sur ses joues claires.
Elle but un peu d'eau, s'aspergea les pieds et le visage, et s'ébroua joyeusement, ses cheveux roux perlés de gouttelettes qui brillaient alternativement au soleil lorsqu'il perçait les feuillages balayés par le vent.

La jeune femme se leva, marcha lentement sur les pierres gravées jusqu'à la haute paroi d'où jaillissait la rivière, et passa une main songeuse sur les sculptures qui se détachaient à peine de la roche, Les motifs sur sa peau et sur la pierre révélèrent soudain à quel point ils étaient semblables; l'appartenance si intime de Morrigane à ce monde de terre et d'eau, de racines tortueuses et d'arbres murmurants, sautait aux yeux tandis qu'elle fredonnait une chanson, ses doigts agiles glissant le long des courbes et des symboles, des sillons et des nervures gravées dans la pierre. La lumière de l'été coulait sur elle au travers des feuillages agités par la brise, et les ombres dansaient sur elle comme les remous d'une rivière silencieuse.

-Il y a longtemps que je n'étais pas venue ici, dit-elle d'une voix un peu mélancolique. Cet endroit n'a pas changé. Il avait été façonné ainsi, il y a longtemps, par les hommes qui vivaient ici, pour rende un culte à leurs dieux morts; mais ils sont partis, et seul le souvenir de quelques-uns de leurs rites a survécu, tout comme le secret des chemins qui mènent à ces endroits.

Elle soupira, et sa main fine glissa le long d'une silhouette masculine priapique coiffé de bois de cerf.

-Un jour, ce secret sera perdu pour les vivants.

La jeune femme soupira, puis fit quelques pas précautionneux sur les pierres rendues glissantes par l'eau qui jaillissait, vive et pure; elle traversa le flot étroit, et avisa un petit autel à peine façonné de galets entassés qui formaient une petite voûte. L'herbe et la mousse menaçaient d'envahir la construction si sommaire, que Morrigane dégagea avec un grand soin. Ceci étant fait, elle se prosterna au pied de la statue qui surmontait l'ensemble, et déposa dans l'herbe un de ses innombrables bijoux, murmurant des paroles dans sa langue.
A ses pieds, se distinguaient des dizaines de fibules, colliers, fragments d'arme, qui scintillaient et rouillaient parmi l'herbe haute; des chiffons fanés étaient coincés sous de grosses pierres aux alentours, et l'on voyait sur certains d'entre eux les traces d'anciennes broderies précieuses. La plupart des offrandes semblaient très anciennes, mais certaines ne dataient que d'un hiver ou deux, ou avait l'apparence brillante des objets neufs.

Sa prière achevée, la barde se redressa et lança un petit signe de main à Gareth.

-Désirez-vous prier, petit prince? Vous pouvez déposer un présent, si cela n'est pas contraire à vos coutumes.

En effet très loin d'être jaloux du saxon civilisé(?), Gareth en vint même à se demander si le sir Kaarl ne pourrait, lui par contre, point s'offusquer de la relation entre le prince et la barde...

Mais après tout le beau sir trompait allègrement son épouse et...la seule et unique fois que Morrigane et son ami s'étaient..."connus", datait d'une époque ou le saxon n'avait pas encore croisé la route de la musicienne...

D'ailleurs Gareth n'était pas encore fiancé à ce moment précis...Et n'escomptait nullement enfreindre son serment!
On possède l'esprit chevaleresque ou non...

Puis, à l'énoncé des explications de Morrigane sur ce lieux sacré chargé et emplit de symboles...
Le prince se remémorait les longues conversations que son frère aîné Gauvain et lui même avaient entretenus avec le vieux sage Merlin, à Camelot.

Merlin qui disait sa crainte de voir disparaître, peu à peu, les anciennes croyances, comme une bougie, s'éteignant, se consumant, lentement mais très certainement.

Une crainte teinté de fatalisme, mais non d'aigreur...Le sens de l'Histoire, disait il, impose ses vues...Et balaye les présomptueux nageant à contre courant.
"C'est l'avènement des Hommes et du Dieu unique", ajoutait il...
Avant de conclure :
"Mais ce qui disparaît aux yeux du monde ne meurt point forcément!
Les sanctuaires survivront aux adeptes des rites d'antan...
Et seront les témoins silencieux mais éternels de leur foi."

Voilà qui illustrait parfaitement le petit discours de Morrigane...

-"Un jour, ce secret sera perdu pour les vivants."


La dernière phrase de la barde fit réagir son compagnon, qui émergeait de ses pensées...

Perdu ou à l'abri...
Des passions humaines.

Alors, lorsque la barde invita Gareth à faire une offrande ou même exécuter une prière, tout comme elle...
Le chevalier acquiesça et se dirigea lui aussi vers l'autel de fortune...
Pour mettre un genoux en terre.
Il dévoila ensuite les deux pendentifs qui pendaient à son cou...
Une croix chrétienne et un médaillon païen, un croissant de lune, présent de sa parente Morgane.

Résolument, le jeune homme détacha ce symbole d'Avalon et le déposa aussitôt aux pieds des pierres sacrées, de ces idoles du passé...

Enfin, il s'inclina, respectueusement, non en signe de dévotion mais tout simplement en hommage aux anciens et à leurs croyances...En leur mémoire, leurs legs, qui constituaient l'essence même de cette île et de ses peuples.

Mais une page se tournait et la Bretagne évoluait, dans les brumes opaques d'un avenir incertain...

Ceci fait, Gareth se redressa et se tourna vers sa guide, l'air grave :

Modeste hommage d'un chrétien à ses ancêtres, qui ne puis se résoudre à oublier...
C'est le moins que je puisse faire.

L'orcanien considéra encore une nouvelle fois ce lieux singulier à nul autre pareil, cette harmonie si naturelle entre tout ces éléments, dons des Dieux...Le végétal, le minéral et l'eau, source de toute vie.Comme entremêlés.
Éléments parfois façonnés par l'Homme, et d'autre fois...dénaturés.
La Culture peut sublimer mais également corrompre...

Le jeune romantique ( avant l'heure! ) s'adressa, de nouveau, à son amie :

Et maintenant, Morrigane?
Quels autres chemins me ferez vous arpenter...
Connus ou dissimulés.

Gareth était désormais avide d'en découvrir davantage et fort impatient!L'astre solaire était encore haut dans le ciel : il s'agissait d'en profiter...

-L'important, Gareth, c'est que vous ne reniez pas cette part de vous et de votre passé. Nous sommes tous fils des anciens cultes, que nous le voulions, ou non.

Elle sourit, puis passa en revue les alentours. Le chemin qu'ils avaient emprunté se poursuivait au-delà de la rivière, s'enfonçant dans les sous-bois entre deux rangées de veilleurs silencieux.

-Nous partirons par là, selon toute vraisemblance.

Morrigane réfléchit un instant, les yeux perdus dans la pénombre murmurante des bois. Le sentier disparaissait au bout d'une dizaine de mètres, au milieu des broussailles et noyé dans l'ombre des feuillages si drus que la lumière du jour ne les traversait qu'à grand peine.

-Il y a un endroit de toute beauté, par-là, et ce serait dommage de passer à côté sans que vous ne l'ayez vu. Ensuite il faudra partir vers le nord, ce qui nous fera un brin de route avant le coucher. A ce propos, ils nous faudra trouver le gîte et le couvert au-dehors, pendant quelques jours; nous traversons des terres désertes, et les hôtes de ces lieux sont peu enclins à nous faire la grâce de l'hospitalité...

Elle sourit à nouveau, et résonna soudain dans les fourrés le bruit mat d'une cavalcade de sabots. Une biche, ou un cerf, si nombreux en ces lieux où on les honorait à l'égal des dieux. Mais était-ce un effet de l'imagination, ou le vent porta-il l'écho d'un rire grêle et malicieux? Et les flûtes, d'où venaient-elles?
La barde se leva, tandis que le vent forcissait; des tourbillons de feuilles mortes balayaient la clairière, et le cheval de Gareth s'agitait, inquiet.

-Nous devrions partir.

Gareth acquiesça en silence et tout sourire...

Selon lui le manque de vivres n'était pas réellement un problème.
Par contre le fait de dormir à la belle étoile l'était déjà nettement plus...
Le prince n'était guère habitué à un tel traitement!

Nous avons des victuailles avec nous pour deux jours...
De plus j'ai suffisamment d'écus sur moi pour nous acheter les bonnes grâces des paysans rencontrés.
Évidemment nous devrons prendre garde à ne pas attirer le brigand, de cette manière...

Même si Gareth n'était guère maladroit une épée à la main!

Sinon, nous chasserons, pêcherons et cueillerons! proclama t-il avec enthousiasme

C'est là l'un des charmes de notre voyage!
Tout comme...les plaisirs d'une bonne paillasse d'herbes folles et un arbre en guise de toit... ajouta t-il, nettement moins ravi par cette éventualité, pourtant inévitable!

Et si le jeune chevalier perçut le signe d'impatience de son destrier, il n'eut pas l'ouïe assez fine ou l'imagination suffisamment fertile pour capter certains sons plus...incertains.

Je vous suis!
Sur les chemins de nos racines...
Allons de l'avant!

Dit il, avec vivacité.

-Pas de brigands, ne vous inquiétez pas, sourit Morrigane.

Elle fit quelques pas, et huma l'air estival infusé de lumière.

-Cela dit, nous ne croiserons personne à qui acheter des victuailles en chemin. Il n'y a personne, ici, du moins... Personne d'humain.

La jeune femme sourit à nouveau, puis s'en fut, chantonnant pour elle-même sur le fil du vent.

Le sentier serpentait sur une lieue encore, traversant un sous-bois au sol couvert de lierres touffus et de hautes herbes. Les arbres formaient une voûte au-dessus d'eux, et les des rangées de veilleurs silencieux, formes à peine humaines posées là depuis des temps immémoriaux, ponctuaient le bois de leurs silhouettes noires et massives.

Nébuchad voleta un moment près d'eux, puis vint se poser sur l'épaule de sa maîtresse; celle-ci chantait pour elle-même, fredonnait, égrenait les note de sa voix claire au fil de la brise chaude qui portait des effluves variés, sève et terre humide, humus lourd et fleurs fanées au soleil de midi.

-Saviez-vous que ces bois étaient habités par autre chose que des humains? Lança-elle soudain.

-Faune? Sourit Morrigane. Oui, c'est le mot.

Elle laissa passer un moment de silence, puis poursuivit.

-Comme je vous l'ai dit, nous avons quitté les routes ordinaires qui sillonnent le royaume. Les chemins que nous foulons se trouvent quelque part entre ici, et ailleurs, mais ils nous mènerons à note but bien plus vite que si nous avions emprunté les voies tracées par les hommes. Mais n'ayez crainte, pour peu que nous nous montrions polis et respectueux de leurs terres, nul ne nous fera de mal. J'ai souvent parcouru ces pays, et je puis vous vous assurer que rien de mal ne nous arrivera.

La jeune femme lui lança un regard espiègle.

-Alors n'ayez aucune peur, je vous protégerai, petit prince.

Elle conclut sa phrase par un petit clin d'œil et se détourna, laissant ses yeux pâles se perdre dans le fourrés et les rayons de lumière, les feuillages et les ombres. Le vent soufflait toujours, caressant et tiède, et faisait danser d'étranges silhouettes dans les sous-bois, à peine perceptibles, comme une silhouette visible juste au coin de de l'oeil, que l'on ne pouvait voir complètement.

De temps à autre, elle semblait tendre l'oreille, et guettait avec vigilance la forêt murmurante autour d'eux. Mais la cavalcade et les rires qu'ils avaient pu entendre un peu plus tôt s'étaient évanouis, et aucun autre autre bruit suspect ne venait rompre la chanson des feuillages remués.

-Dites-moi; lança-elle en ralentissant un peu pour se placer à la hauteur de Gareth. Vous ne m'avez pas dit pour quelle raison le roi a accepté de laisser partir son cher petit frère vadrouiller dans la campagne...

-Je vois, oui, acquiesça Morrigane avec un doux sourire. Ce tyran, cet homme que tant redoutent, c'est à lui que je dois la vie; je lui ai causé pas mal d'ennuis, je dois dire; mais il m'a toujours pardonnée, et s'il a parfois voulu changer ce que j'étais, ce n'était que pour mon bien.

Elle hocha doucement la tête, un sourire aux lèvres, se remémorant combien de fois il l'avait sortie du pétrin, combien de fois il lui avait reproché ses manières avant de lui pardonner, comme toujours...

-Les manières de votre famille sont bien étranges, je dois l'avouer, mais cela dit, j'ignore de quelle façon se comportent les rois. Et question amour filial, je n'ai rien à dire, moi qui ait été abandonnée à la naissance.

La jeune femme sourit à nouveau, puis laissa passer un bref silence pensif. Les réponses de Gareth l'avaient un peu plus rassurée, mais quelque chose dans sa voix trahissait des incertitudes qui demeuraient, encore et toujours. Ne voulant point poursuivre sur un sujet qui semblait le toucher à ce point, elle enchaîna aussitôt sur le pourquoi du comment de son mariage, dont elle avait à peine eut vent.

Les paroles de son jeune ami précipitèrent le rire sur ses lèvres, et elle lui adressa une œillade espiègle. Bel équipage, en vérité, la barde et le prince, aussi fous et libres que des enfants, à suivre des rêves sur des chemins étranges, à se perdre dans les songes pour mieux reprendre pied.

-Quelle paire nous faisons, tous deux, à délaisser nos aimés pour partir en vadrouille! Mais si dure soit l'absence, il n'est de meilleur moment que celui des retrouvailles, jusqu'au moment ou tout s'efface et devient fade et monotone... Et là, il est temps de partir, à nouveau.

Elle chantonna dans sa langue, puis sourit.

-Quelqu'un m'a un jour dit que l'absence est à l'amour ce que le vent est aux flammes: trop fort, elle l'éteint, trop faible, elle le ravive. C'est une philosophie qui me plaît. Et je m'empresse de l'appliquer et de l'adapter à tout propos.

-La cour se peuple de plus en plus de musiciens, ces temps-ci, dit-elle en souriant. Constantin est un prodige, et je ne doute pas un instant que Cyrielle recevra de Mordred le traitement qu'elle mérite. Quant à Lancelot, égal à lui-même, il me remplace tellement souvent que c'en est devenu une habitude.

Elle conclut avec un léger éclat de rire, qui se ternit et s'effaça lentement lorsque Gareth souleva la question de son passé. Un brin de mélancolie parcourut son visage, et son sourire revint avec lenteur, pensif et lointain.

Morrigane prit son temps pour répondre, se remémorant d'anciens temps si lointains...

-J'ai été recueillie par des saltimbanques, ce sont eux qui m'ont nommée et baptisée selon nos anciens rites.

Samaël lui avait souvent raconté cette histoire: la neige, les corbeaux, et la grange abandonnée où elle était couchée, avec pour seul souvenir une mèche de cheveux rouges et un effluve de parfum.

-De ma mère, je n'ai gardé que ceci, reprit-elle en fouillant dans son corsage parmi ses nombreux colliers.

Enfin, elle tira des replis du vêtement un médaillon plat, en métal terne, à peine décoré de quelques incisions figurant un motif d'oiseaux. A l'intérieur, dans une bourse de toile fatiguée, s'enroulait une longue mèche de cheveux, blanchis par le temps, mais qui gardaient encore leur teinte vive dont avait visiblement hérité Morrigane.

-Voilà tout ce que je sais de ma mère, dit-elle avec un sourire doux-amer.

Elle rangea le pendentif avec un soin extrême, quelque part dans les profondeurs de son décolleté, puis poursuivit du même ton doux et mélancolique.

-J'ai passé mon enfance sur les routes, avec les musiciens, les danseurs, les voleurs, ceux qui vont au vent et chantent pour qui le leur demande; j'ai dormi sur la terre et dans la paille, et quémandé ma pitance chaque jour que les dieux faisaient. J'ai cru mourir cent fois, de faim ou de froid, dans les geôles ou sous le fouet, mais je me suis relevée et j'ai chanté, dansé, comme je l'ai toujours fait et le ferai toujours jusqu'à ma mort.

Le sourire de la barde se fit plus franc, plus lumineux, presque douloureux, une lueur de défi dans le vert de ses yeux.

-C'est ainsi que j'ai vécu et que je vivrai toujours, libre, sur les routes de tous les pays qui voudront bien de moi. J'ai été de l'Eire jusqu'à Rome et Syracuse, en vérité; mais le pays qui est le mien, celui que j'aime, reste la Bretagne païenne et sauvage. C'est la solitude, et la perte, qui m'ont menée à Camelot. Le hasard, aussi; cette route plutôt qu'une autre.

"Les grands artistes sont souvent...des êtres meurtris."
La jeune femme répondit par un sourire un peu triste, et détourna les yeux.

-Meurtris, jusqu'à quel point? Murmura-elle.

Elle porta la main à son épaule, sentant encore les sillons boursouflés de ses cicatrices à travers le tissu.
Un peu de gaieté lui revint lorsque Gareth parla de leur première rencontre. Elle sourit plus franchement, et la crispation de sa main disparut.

-J'aurais probablement continué ma route avec plus ou moins de fortune, répondit-elle. Vous avez bien changé, depuis notre première rencontre; mais il est vrai que c'eût été bien dommage que nos routes ne se croisent jamais. J'aurais passé une plaisante soirée de moins; vous êtes un excellent danseur, vous savez?

Quelques bribes de leurs ébats à la taverne lui revinrent, tandis qu'un sourire malicieux lui venait et faisait briller ses yeux d'une étrange façon, chassant les obscurs souvenirs et la mélancolie.
Elle ne poussa pas l'insolence jusqu'à mentionner ouvertement leur petite aventure, à présent que le jeune Gareth était respectable et marié; mais après tout, cela était derrière eux, et assez lointain pour que cela devienne un sujet de plaisanterie, du moins de son côté.

Mais à nouveau, le poids de son passé lui revint; peut-être n'aurait-elle pas échoué dans les geôles, si sa route n'avait pas croisé celle de Mordred et de l'évêque démoniaque. Peut être que, voyant le danger qui la menaçait, elle aurait fui en Irlande, là où les païens n'étaient pas si impitoyablement pourchassés; peut être...

Morrigane releva brusquement la tête, et chassa ses pensées. Elle était alors encore si insouciante et si inconsciente qu'elle aurait tout de même bravé l'autorité des chrétiens. Elle se serait fourrée dans le pétrin, quoi qu'il ait pu se passer.

-Cauchemar, le mot est un peu fort. J'étais heureuse, à ma façon, reprit-elle pensivement. Tout n'était pas rose, et tout ne l'as pas été après mon installation à Warminster; la vie vient comme elle est, avec ses hauts et ses bas. En vérité, seuls comptent vraiment les gens que l'on rencontre; ce sont eux, les plus grandes sources de joie, ou de regrets.

Ce disant, elle sourit, ses yeux d'eau claire vidés de toute tristesse, comme un message en filigrane, une esquisse lumineuse vidée de toute dissimulation.

Gareth bomba quelque peu le torse lorsque Morrigane se mis à louer ses qualités de danseur, en évoquant cette fameuse soirée, plutôt endiablée!
Et qui s'était prolongée au delà même de la taverne, et jusqu'au bout de la nuit!! :p

Le prince lui rendis la politesse, en riant :

Je vous ai fait tourner et danser, certes...
Mais vous avez fait chavirer mon coeur, ce soir là!
Certains souvenirs demeurent.

Dit il avec une pointe de mélancolie, avant de froncer les sourcils, quand la barde prononça ces quelques paroles, apparemment anodines :

"En vérité, seuls comptent vraiment les gens que l'on rencontre; ce sont eux, les plus grandes sources de joie, ou de regrets."

Et le jeune chevalier, sans trop réfléchir, rétorqua, sur un ton qui se voulait bienveillant, amical :

De joie, puis de regrets, et de peine...

Ah! c'était plus fort que lui, il lui fallait le dire clairement et sans détours, maintenant :

Croyez vous vraiment que votre relation avec un roy marié puisse...vous apportez le bonheur?
Dans la durée?
Avez vous songez aux conséquences, si Mordred l'apprenait?
Depuis que celui ci se rend à la messe chaque jour et semble plus que fidèle, à son épouse, notre reyne?

Peut être allait il trop loin mais...il s'agissait d'un cri du coeur, pour ainsi dire, et en aucune façon le ressassement d'un prétendant déçu, car époux comblé.

Vous avez acquis une relative liberté, peu à peu, avec notre roy...
Pourquoi vous enchaînez à un rustre saxon, et prendre autant de risque inutile?
Je ne comprends pas.

Non, ce n'était pas de la jalousie...
Mais enfin céder à un vil sauvage tout juste dégrossit et civilisé...
Une si sensible demoiselle, c'est étrange non?
Sans parler de la précarité, de cette drôle de relation!

-Nous avons plus de choses en commun que vous pouvez l'imaginer, Gareth.

La jeune femme avait répondu avec un sérieux soudain, le coeur serré. Bien sûr, qu'elle savait la précarité de leur relation. Mais que tout cela semblait lointain, que tout cela semblait dérisoire...

-Il m'aime, et c'est cela qui m'importe le plus, reprit-elle, le regard lointain. C'est une chose que je n'avais trouvé que bien rarement auparavant. Qu'il soit roi ou le pire des gueux, cela ne ferait pas de différence à mes yeux. Lui aussi a fait son choix, en m'aimant de la sorte. Si faute il y a, je ne suis pas la seule à être blâmée.

Un doux sourire plana sur ses lèvres au souvenir de leur rencontre. Une nuit loin de tout, où rien d'autre n'avait existé, hormis eux, perdu dans les ténèbres des bois. Enfants d'une terre et d'une religion perdue, fils et fille de l'ombre des bois murmurant les anciens chants des païens, perdus dans un monde où ils tentaient de trouver une place. Le guerrier et la barde, fantômes de l'ancien temps, unis par un amour secret s'épanouissant dans l'ombre; il l'aimait, c'était tout. Cela suffisait à son bonheur.

-Ses manières ne sont pas plus rustres que les miennes, dit-elle en souriant plus largement. Moi, qui dors dans les arbres et me cède au premier venu; les hommes que j'ai aimé étaient pire que lui, croyez-moi. Je ne suis pas beaucoup plus sainte ou plus raffinée que Kaarl.

Elle se tourna vers Gareth, et son sourire se fit presque douloureux, tendu; dans ses yeux clairs se lisaient une souffrance secrète, un chagrin éternel, une blessure au cœur qui ne guérissait jamais vraiment.

-Si cela doit finir un jour, je ne m'y opposerai pas; peut être que cela viendra de moi, ou de lui; ou encore des autres, de Dieu, du roi, que sais-je encore. J'ai l'habitude de cela. C'est une souffrance qui m'est coutumière, celle de voir partir les hommes que j'aime. Je me fiche des lois, je me fiche des religions et de l'humanité tout entière, je me fiche que cela dure ou non. Toutes les choses prennent fin un jour.

La jeune femme se détourna et se mordit les lèvres.

-Tout ce qui m'importe c'est d'être heureuse avec lui, ici et maintenant. N'ai-je pas mérité un peu de ce bonheur, moi aussi? Depuis des années je vois passez les amoureux, je chante pour eux, en restant sur le bord, en ne faisait que regarder, et en me jetant dans les bras de ceux qui veulent bien de moi, pour une nuit ou un peu plus; cela fait si longtemps que je n'ai pas connu un amour qui soit partagé! Je sais que cela me sera enlevé un jour...

Sa voix s'étrangla brièvement.

-Alors je veux en profiter, goûter chaque seconde en sa compagnie, me sentir plus vivante que jamais. Pouvez-vous comprendre cela?

Ce disant, elle releva les yeux sur lui, et quelques larmes jetaient un voile brillant sur son regard d'eau claire.

-Anna? Elle se console dans les bras d'un page, mais elle a eu l'habileté de s'en cacher, répliqua Morrigane du tac au tac, non sans amertume.

Elle essuya les larmes qui perlaient d'un revers de main, soupira et leva les yeux vers les hautes frondaisons balayées par le vent, et la lumière douce qui coulait sur eux en vagues irrégulières et agitées de remous.
Vivante? Elle l'était ici et maintenant; que n'avait-elle besoin d'un homme, pour cela?

-Pas une fois je n'ai pensé aux épouses ou aux dames que les hommes délaissent en venant vers moi; si ces messieurs les font souffrir, c'est leur problème. Pas le mien.

Il y avait une certaine dureté dans sa voix; comme une ombre, une violence inhérente à son caractère si contrasté, une part ténébreuse qui se manifestait rarement, mais qui était toujours là. La haine envers ceux possèdent ce dont elle a toujours été privée, l'envie, la colère, la douleur, les regrets... Et une forte part d'égoïsme; comment survivre, dans un monde aussi dur que le sien, si l'on se préoccupe sans cesse de son prochain?

Elle resta silencieuse un moment, un poing de fer serré autour de son coeur.

-Que pourrait-il m'arriver? Murmura-elle. On ne pend pas les catins qui oseraient séduire un barbare de roi, et tout ce que je risque de pire c'est de ne plus jamais le revoir, tout en vivant près de lui. ça ne fera que recommencer comme avant, je noierai mon chagrin dans l'alcool, la danse et le péché de chair, comme vous dites.

La jeune femme baissa les yeux, puis haussa les épaules. Allez, quoi, elle en avait vu d'autres. Et puis la catastrophe n'était pas encore arrivée, ils auraient peut être un sursis avant de devoir prononcer un adieu définitif.
Peut être.
Bah. Comme si c'était la première fois qu'on la laissait en plan, ou qu'elle devait se séparer d'un amant; comme si c'était la première fois qu'elle devait torcher les larmes de son petit cœur à grands renforts d'ivresses et d'aventures plus ou moins recommandables. Parfois, elle se demandait ce qui l'empêchait encore de se faire payer; au moins pourrait-elle vivre un peu plus confortablement.

Un sourire sans joie étira ses lèvres, et elle releva le nez, une moue décidée sur son joli visage.

-Allons, parlons d'autre chose, voulez-vous? Vous n'êtes pas là pour éponger mes bêtises et me servir d'appui pour pleurer sur mon pauvre sort.

Ce disant, elle jeta un coup d'oeil autour d'elle; ils approchaient de leur destination du jour, et la lumière vive de la fin d'après-midi inondait le bois en jetant de longs rubans de lumière poudreuse.